Les chemins qui ne mènent nulle part

21 Déc 2015 par

« Caminante son tus hellas
El camino y nada mas
Caminante, no hay camino
Se hace camino al andar
Al andar se hace camino
Y al volver la vista atras
Se ve la senda que nunca
Se ha de volver a pisar
Caminente, no hay camino
Sino estelas en la mar»

Antonio Machado

Toi qui chemines, le chemin ce sont les traces
que tu laisses et rien de plus.
Le chemin se fait en marchant et, si tu te retournes,
tu vois le chemin que tu ne reprendras jamais plus.
Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin,
mais seulement des sillages sur la mer.

Les chemins qui ne mènent nulle part

 

La traduction de « Tao » est chemin. « Tao Tö King » est le livre qui conduit à la pratique de la vertu.

Le chemin peut s’assimiler à notre parcours de vie, tout ce que nous avons pu faire depuis notre naissance et qui se termine par la mort. Le poète nous explique que le chemin n’existe que par les traces qu’on laisse derrière nous, comme le sillage d’un bateau. Le chemin ne se fait qu’en marchant. Il est unique et jamais plus on ne l’empruntera de la même façon et il disparaîtra de la même manière insolite qu’il est apparu. Notre vie n’est rien d’autre qu’un ensemble d’épisodes mis les uns au bout des autres qui finissent par disparaître de la mémoire. Nous fabriquons nous-mêmes notre existence au fil des décisions que nous prenons. Notre vie n’est pas continue. Elle se construit, comme le chemin, au fur et à mesure que nous la parcourons. Elle s’écoule bien souvent monotone et routinière, en traversant un milieu environnant qui nous est plutôt hostile et vise à notre destruction. Il faut donc lutter et survivre. Des évènements inattendus surgissent brusquement entraînant des décisions à prendre pour y faire face. On est ainsi à une croisée des chemins. Il faut en prendre un, sans savoir d’avance où il nous mènera. Nous sommes alors comme l’âne de Buridan qui, ayant faim et soif, ne peut se décider à boire de l’eau ou manger un picotin d’avoine en premier et meurt, victime de son indécision. Cet animal semblant plaire aux philosophes, Leibniz reprend la même image de l’âne hésitant à paître dans deux prés parfaitement identiques et ne peut choisir l’un plutôt que l’autre à cause de leur similitude. C’est la liberté d’indifférence où on est totalement libre de choisir sans qu’une solution nous paraisse moins mauvaise qu’une autre. Leibniz écrit « … rien ne nous nécessite pour l’un ou l’autre parti, mais il n’y a jamais indifférence d’équilibre parfaitement égal de part et d’autre sans qu’il y ait plus d’inclination vers un côté » (Théodicée-§46). Par ce qu’il nomme les indiscernables, « les choses ne laissent pas d’être distinguables en soi » (Nouveaux essais II chap.27-§1).

Selon Descartes, l’indifférence est « le plus bas degré de liberté ». « Il y en a d’autres qui entendent cette faculté positive que nous avons de nous déterminer à l’un ou l’autre de deux contraires » (Lettre à Mersenne du 27 mai 1641). Il n’y a jamais parfaite identité et toujours un petit quelque chose qui fait pencher la balance. On retrouve le même problème en logique avec les indécidables. L’édifice logique basé sur des choix premiers doit se renforcer au fur et à mesure qu’il croît par d’autres choix pour se consolider par la base. Dans toute vie, il y a ce moment important qui fait que l’on est tenu de faire un choix entre deux options sans que l’on puisse en faire une stricte évaluation. Nous sommes alors embarqués vers un destin différent. Le choix est toujours dualiste, c’est oui ou c’est non, on accepte une voie et on rejette l’autre. Ce chemin nous le parcourons pratiquement à l’aveugle avec notre canne blanche, insuffisante pour nous déterminer sans ambiguïté. Il est fait d’obstacles à surmonter, de résistances à rompre et de bifurcations successives qui le rendent, à la longue, compliqué et difficilement mémorisable. C’est toujours celui qui nécessite la moindre dépense d’énergie qui prévaut. On peut s’en écarter, mais on y revient continuellement. Le chemin ne peut être infini. Il finira sans doute, au bout certainement d’un temps très long, par revenir à son origine par mille détours imprévus. La mort rejoindra la naissance.

Parmi tous les chemins, il y en a un qui est privilégié, c’est celui de la moindre dépense d’action. C’est aussi celui de la réfraction lorsque la lumière passe d’un milieu à un autre. «Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse» a dit La Fontaine. Selon la théorie de l’intégrale des chemins, du physicien Feynman, une particule peut suivre n’importe quel chemin, le plus farfelu possible pour aller d’un point à un autre. Simplement, la probabilité de ce chemin fantaisiste est quasi nulle alors que les particules vont se précipiter en masse sur le parcours où l’énergie dépensée est la plus faible. Il y a toujours compensation entre un chemin quelconque et son opposé. Tout concourt à suivre la ligne de la plus grande pente pour la goutte d’eau. Elle y est toujours ramenée.

C’est ainsi que tout ce qui est accompli dans cet univers en expansion se dirige inéluctablement vers le repos, emporté par le fleuve du temps. Les remontées en sens contraire qui caractérisent le vivant ne sont que provisoires. Le chemin suivi n’est que celui de la dilution et de l’éparpillement. Toutes les voies prises aléatoirement finissent par se diriger vers l’abîme sans fond du néant et se confondent dans l’océan du nulle part.

Pour toute démarche physique ou intellectuelle, nous suivons toujours les chemins déjà débroussaillés par d’autres. C’est la solution la plus facile et la moins coûteuse en énergie. Nous ne nous écartons pas des sentiers battus, car cela demande un effort physique ou intellectuel conséquent et la loi générale de la nature est celle du moindre effort. Notre éducation consiste à nous endoctriner dans des catéchismes pour suivre des voies déjà tracées. Les habitudes, le conservatisme sont plus aisés à pratiquer que l’innovation, l’originalité. Peu d’hommes peuvent se dégager des idées reçues. Nous avons le cerveau lavé depuis notre plus tendre enfance. Il faut appliquer des principes, des règles de vie que nous ne prenons pas la peine de vérifier, en choisissant la solution la plus facile et la plus rapide de s’y conformer. Une société se comporte comme un troupeau de moutons. On distrait notre attention en nous demandant, comme le font les habiles magiciens de porter notre attention sur des choses qui n’ont pas beaucoup de signification, mais nous éloignent des dures réalités auxquelles il faudrait faire face.

Le vrai chemin, celui qui pourrait nous conduire vers des considérations plus saines de la vie est pentu et escarpé. Il faut l’ouvrir à coups de « machette ».

La vision dualiste de l’univers est un chemin difficile à pratiquer. Mais, lorsque, grâce à nos efforts, on s’approche des sommets, on est alors récompensé par une vue fantastique et grandiose sur des choses qui, collées au sol, nous apparaissent rapetissées, mesquines et étriquées.    Prenons l’image d’une montagne dont les flancs deviendraient de plus en plus escarpés lorsqu’on vient de la plaine et qui deviendrait très pentue au voisinage du sommet. Plus la pente est raide, plus on a du mal à monter et on finit par dégringoler plus vite qu’on est monté. La vérité est au sommet en équilibre instable, narguant ceux qui veulent l’approcher mais qui ne l’atteignent jamais. On peut monter par un chemin en spirale autour du sommet mais tout se déforme au fur et à mesure qu’on progresse rendant illusoire l’accès à une vérité qui se dilue dans un brouillard de plus en plus épais.

 

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Voir aussi le livre II Ni Plus Ni Moins

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