La voie de l’invariable milieu

L’homme est un milieu entre rien et tout.

Pascal

In medio stat virtus

La vérité est au milieu

 

Il y a des évidences qui sautent aux yeux sans pourtant que l’on y prenne garde comme dans la nouvelle d’Edgar Poe « La lettre volée ». Philosophes et scientifiques recherchent avec « avidité », la formule unique qui expliquerait d’une manière magique le monde peu compréhensible dans lequel nous vivons et qui s’avère une chimère.

Le dualisme apporte une sorte de réponse plus satisfaisante sans, bien entendu, fournir la clé qui ouvrirait l’énigmatique serrure qui nous ferme, par l’ignorance, l’accès à la connaissance absolue. « Mais le nombre minimum au sens absolu, c’est le Deux » a écrit Aristote dans sa Physique. Livre IV chap. 12.222 a-b.

Le dualisme peut être résumé par la phrase suivante : « on ne peut avoir conscience d’une chose que s’il y a en elle-même, latent son propre opposé ». Le monde ne sait que se redire ou se contredire. Il ne peut s’exprimer que par OUI ou/et NON. Il est numérisable. Identité et contradiction sont ses seuls moteurs. Dans le couple basique des contraires, l’un n’existe que par l’autre. L’être et le néant sont indissociables et ne peuvent être conçus l’un sans l’autre. Les extrêmes comme le bien ou le mal absolus n’ont pas d’existence propre. Ce qui compte ce sont les relations qu’ils entretiennent l’un l’autre. Citons Nagarjuna, moine bouddhiste du 11ème siècle après J.C. « Les phénomènes tirent leur nature d’une mutuelle dépendance et ne sont rien en eux-mêmes ». Ce même moine a écrit dans ses « Stances de la voie du milieu » chap. 18 stance 8 sous forme de tétralemme :

« Tout est vrai, non vrai,

Vrai et non vrai,

Ni vrai, ni non vrai

Tel est l’enseignement de l’Eveillé »

 

On peut le retranscrire sous les formes suivantes :

 

Tout est vrai                                    Rien n’est vrai

Tout est faux                          Rien n’est faux

Tout est, à la fois, vrai et faux        Rien n’est, à la fois, vrai et faux

Tout est ni vrai, ni faux          Rien n’es ni vrai, ni faux

 

Le principe de non contradiction d’Aristote qui dit qu’une chose ne peut être vraie et fausse dans le même temps et le même genre est bafoué. C’est pourtant le fondement de la pensée discursive occidentale.

Lao Tseu dans son livre « Tao Tö King » renchérit au chapitre LXXVIII, sous forme cette fois de dilemme :

« Car le faux parait vrai

et le vrai parait faux »

Notre logique et notre méthode de raisonnement discursif en prennent un coup.

Ceci est du simplement au fait que notre vision du monde est positive dans le sens de l’écoulement par l’expansion vers l’étalement et la fusion des contraires qui y disparaissent. Nous nous imaginons que la réalité est celle que l’on semble percevoir. Mais pour quelle raison n’y aurait-il pas un anti-monde intimement mêlé à notre monde du concret où tout serait inversé ? L’effet précède alors la cause. Cet anti-monde se dirige vers un point ultime, à l’envers de notre propre monde qui lui se dilue inéluctablement.

Les deux mondes opposés représentent la lutte par la suprématie des deux forces agissantes l’une positive qui cherche l’union, l’amour, l’autre négative qui veut séparer et éparpiller. Si elles sont en conflit permanent, elles vivent, par ailleurs, en totale symbiose. Leur ensemble tend vers la nullité avec des balancements plus ou moins amples autour d’un point d’équilibre qui n’est jamais trouvé. Une petite oscillation si faible soit-elle en entraîne toujours une autre de moindre amplitude sans aller jusqu’à la complète extinction. Ce point d’équilibre représente le milieu.

Si tout est basé sur des couples d’opposés il y a entre les extrêmes une répartition de l’un aux dépens de l’autre. Les forces antagonistes créent des interactions qui sont constamment fluctuantes et sont représentatives du perpétuel changement, de tout ce qui est affublé d’une éternelle bougeotte. Ceci est du à la recherche vaine du repos, de la stabilité, tout en en étant refoulé. C’est un balancement sans fin comme une bille lancée dans un bol. Cette agitation a pour but l’inactivité et l’ensemble de toutes ces actions tend vers le nul. On peut dire ainsi que pour que tout change il faut que rien ne change, ce qui est le cas puisque l’ensemble est nul. Il en résulte une compensation nécessaire pour traduire cet effort de réduction à zéro. Un excès dans un sens entraine ipso facto des évènements d’égale valeur mais inversés. Ce n’est pas immédiat. La force positive se charge de ramener le tout dans le bon ordre.

De cette lutte sourde des deux forces contradictoires, on n’en perçoit que les effets. Cela se déroule dans l’inconnu qui concentre en lui les innombrables possibilités d’être. Le passage au connu traduit l’acte d’exister en rejetant ce qui ne peut être. C’est là que les couples de contraires se manifestent par un acte dichotomique séparant ce qui était lié intimement.

Tout pivote autour d’un milieu entre tout et rien. Ce milieu ou « médiété » comme nous l’appelons pour ne pas confondre avec le milieu dans lequel les évènements se produisent. Ce milieu est insituable, indéfinissable et immatériel. C’est comme un point mathématique c’est-à-dire sans dimension. Il flotte nulle part et ailleurs, inerte, sans contenu énergétique, indéfinissable, entre l’infiniment positif et l’infiniment négatif. Etant comme un néant, il n’est accessible que par réduction à l’infini. Il a la double fonction d’être à la fois attracteur et répulseur. Il est par essence indéterminé et neutre. Autour de lui gravite ce qui est ressenti, qui s’en écarte plus ou moins, à la recherche vaine d’un équilibre, sans y parvenir. Les écarts variables qui sont l’existence apparente se compensent à la longue en tendant, à l’infini, de s’approcher le plus près possible du repos tant désiré et toujours remis en cause.

Tout n’est-il qu’illusion comme le prétend le bouddhisme et d’autres doctrines ? Rien n’est stable, une chose quelconque est en état de complète dépendance. Elle n’a d’existence que par les autres avec lesquels elle est constamment en relation dans les deux sens. « On ne se baigne jamais dans le même fleuve », disait Héraclite montrant ainsi que le fleuve n’est qu’une fugace illusion et l’effet statistique de l’écoulement apparent de milliards de gouttes d’eau autonomes et capricieuses.

La thèse bouddhiste défendue par Nagarjuna est ce que nous percevons, c’est-à-dire une suite d’évènement qui sont enchainés les uns aux autres et ne sont que fugitifs, ne peuvent être la réalité. L’existence nécessite l’éternalisme. Ces évènements ne sont pas rien non plus. Le nihilisme pur et radical ne peut être. Entre l’éternalisme et nihilisme il y a selon Nagarjuna une voie du milieu sur laquelle nous nous efforçons d’être et qui n’est en fait qu’illusion puisque tout est impermanent et fugace. C’est un monde fait uniquement d’apparence et, comme tel, il est vacuité, sans consistance.

Revenons sur son fameux quatrain que l’on peut parodier de la manière suivante :

Il y a un monde positif

Il y a un monde qui est aussi négatif

Il y a un monde qui est, à la fois, positif et négatif

Il y a un monde qui est ni positif ni négatif

C’est ce que nous soutenons : L’existence de deux mondes radicalement opposés et intimement liés qui s’équilibrent autour d’une voie moyenne, médiane, d’un juste milieu, d’un happy médium. Cette voie ne mène nulle part. C’est le vide, le non être, le non positif et le non négatif. C’est le NiNi. Nagarjuna a fort bien vu que pour explorer le connu et le concevable, il fallait une logique qui renverse les idées reçues et que l’on ne peut se borner à la logique booléenne et ses variantes. Le raisonnement déductif est une manière de bien ranger, de mettre de l’ordre dans ce qui n’est apparemment qu’un fouillis inextricable. Ces données sont compréhensibles pour le cerveau qui ne fonctionne que par seuils : les synapses c’est-à-dire en « tout ou rien ». Elles sont emmagasinées dans la mémoire. Par contre l’intuition fait apparaitre en un éclair des relations entre ces données qui ne peuvent se manifester que dans un cerveau préparé comme disait Pasteur. C’est l’étincelle du génie. L’intuition comme la déduction doivent franchir des synapses pour venir à la conscience. Tout ce qui est perçu est donc scandé par des oui-non, « ça passe » ou « ça ne passe pas », comme le transistor. Mais au-delà de cette logique adaptée à nos neurones il y a le domaine de l’intelligible, du concevable, d’une extension du concret, d’un monde subliminal qui échappe à notre conscience. Nagarjuna a bâti une logique quaternaire dans le prolongement de la logique binaire de manière à mettre au jour ce qui est occulté, caché. Pour lui le refuge pour s’éloigner du balancement entre le désir et la souffrance c’est d’essayer d’atteindre le milieu entre ce qui « est » et ce qui « n’est pas », entre le positif et le négatif. Dans cet entre-deux règnent le calme et le repos. Pour y séjourner il faudrait faire disparaître le corps qui nous attache au monde mais cela supprimerait le penseur, soit en fait celui qui voudrait se fondre dans le milieu.

Le perçu est le monde en acte, supposé être positif, sous condition que le non-perçu soit, lui, négatif. Le monde négatif comprend ce qui est en puissance d’être le potentiel, l’abstrait, le désordre, le virtuel, l’intelligible, le possible, le probable, l’imaginaire, le NON, la destruction, l’inconnu, le faux, le non-être, le nuisible, le maléfique, la non-existence et bien d’autres encore.

Du côté positif, on peut y mettre l’actuel dans le sens de l’action, le concret, l’ordre, le réel, le sensible, le conçu, le perçu, la gravitation, le OUI, la création, le connu, le vrai, l’être, l’utile, le bénéfique, l’existence et tout ce que l’on considère comme positif dans les couples de contraires.

Le monde négatif est irréel et par conséquent non compréhensible. Le monde positif, celui que nous percevons est-il vraiment réel ? On admet qu’en fait, on ne peut connaitre la réalité car elle se dérobe dès que l’on pense la saisir. Nous ne sommes impressionnés que par des apparences, une sorte de rêve éveillé.

Enchaînés par nos sens, nous ne voyons, comme dans la caverne de Platon, que des reflets, que des ombres de ce que, finalement, on ne peut appréhender. Il n’est alors pas possible de leur conférer une quelconque existence. On note simplement qu’il n’y a que des relations, des interactions entre choses qui parviennent à notre conscience. La réalité ne peut être quelque chose qui se meut constamment et par conséquent insaisissable. Nous avons noté que dans notre cerveau tout est haché par les seuils à franchir. C’est fermé ou ouvert. Tout ce que nous percevons est transformé en langage binaire oui-non. La réalité, en admettant qu’il y en eut une, ne pourrait être discontinuée. Comment pourrait-on dans ce cas transiter du oui au non ou vice versa ? C’est un saut au dessus du vide. La discontinuité exige la continuité entre les séquences, tous deux sont en couples.

Nous vivons dans l’hallucination la plus totale, que ce soit le perçu ou l’imaginable. Le monde n’a de consistance que parce que nous sommes là pour en parler.

 

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